L'étranger de la falaise
Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence
La scène s’ouvre sur une falaise bretonne. Le fond est gris. On entend le ressac de la mer. L'air est iodé, le vent souffle sur l'herbe. Notre Protagoniste est assis sur un caillou, le regard au loin.
Une Silhouette s’approche de lui. On ne la reconnait pas.
Silhouette : Salut
Protagoniste : Hey
Si : Qu’est-ce que tu fous là, avec le regard dans le vide ?
Pr : Je pense à 2024. Et à ce que je veux écrire l’année prochaine.
Si : 2025 ?
Pr : Ouep.
Court silence. La Silhouette fait un pas.
Si : Tu sais par où commencer ?
Pr : Plus ou moins. Je sais d’où je viens. Je sais ce qui me tord au fond de mes tripes, mais j’ai du mal à mettre des mots dessus.
Nouveau silence. La Silhouette fait un second pas.
Si : Eh bien, commence par le départ.
Pr : C’est-à-dire ?
Si : Raconte-moi ton histoire.
Un blanc s’installe. Le Protagoniste prend une pause et jette un oeil à La Silhouette. Puis, son regard repart dans le vide. Il se lance dans un monologue.
Pr : Cet hiver ça fait 8 ans. 8 ans depuis ce jour où je me suis réveillé dans un lit d’hôpital, en soins intensifs de cardiologie.
Je n’ai pas trop de souvenirs de ces jours-là, ma mémoire est floue. Je me souviens de bribes, de grands mots : “Mort subite”, “arrêt cardiaque”, “défibrillateur”, “rééducation”. Et des bips des machines qui me surveillaient 24 heures sur 24.
10 secondes de pause.
Pr : Ce que ma mémoire a gardé, c’est que j’étais un miraculé. Que qund il arrive ce qu’il m’est arrivé, il y a peu de chances de survie. Et parmi ceux qui survivent, seulement une fraction survit sans séquelles.
Mais ce n’était pas mon tour, pas cette fois. Je me suis battu, parce qu’il fallait que je revienne. Pour l’amour de ma vie, qui a eu la peur de sa vie. Pour ma fille qui avait tout juste 4 mois. Pour continuer à vivre cette vie que j’avais à peine commencé.
Ces semaines là, je savais que je devais revenir. Mais mon corps était au fond du trou. 50 minutes de réanimation suivies de 24h de coma, ça laisse des traces.
Nouveau pas en avant de La Silhouette.
Si : Tu t’y attendais, à cette histoire ?
Pr : Pas du tout. Rien ne pouvait prédire que cet accident m’arriverait — jeune, non-fumeur, végétarien, sportif, IMC normal, pas d’antécédents. Un an plus tôt, je faisais un bilan chez un cardiologue pour que mon médecin me signe un certificat pour courir un marathon. Personne n’avait rien vu avant.
Ni après d’ailleurs : pendant mon hospitalisation, le service m’a fait tous les examens possibles et imaginables. Je me demande même s’ils n’en ont pas profité pour tester des machines qu’ils n’avaient pas l’habitude de faire marcher.
Ils n’ont rien trouvé.
Si : Rien ?
Pr : Rien. Depuis, j’ai compris que la vie pouvait s’arrêter demain sans raison. Je l’ai compris, pas comme une vague idée, un truc de post Instagram Motivation Quote. Cette peur, je l’ai gravée dans la chair, par les pleurs et par le sang. Un marquage au fer rouge, tournant dans la plaie pendant ces heures d’hôpital à être empêché de me lever ne serait-ce que pour aller pisser. Pendant ces mois de rééducation, passés dans les bureaux de soignants, à les entendre me dire que ma vie n’allait plus être la même.
Si : Des paroles qui t'ont marqué…
Pr : Au fond, ils ont dit vrai. Mais pas dans le sens qu’ils imaginaient. Ce que j’ai compris depuis ce moment-là, c’est que ma vie aurait pu s’arrêter là, et se résumer à “un type qui est mort dans son sommeil, parce que son cœur s’est arrêté sans raison”. Et ça, ce n’est pas ce que je veux.
Un silence s’installe sur scène. On entend un léger souffle arriver côté Jardin. La Silhouette reste immobile.
Si : Alors c’est ça qui te tord les tripes ?
Pr : Oui. La voilà ma cause noble : on ne se rappellera pas de moi comme le gars qui a failli crever dans son lit, parce que j’aurais écrit des récits qui résonneront bien plus fort.
Ces récits, je veux les écrire pour moi, parce que je refuse de laisser cet accident me définir. Cet accident m’a mis au plus bas, j’aurais pu y rester coincé et ne plus vivre que par ça. Ça ne sera pas mon cas.
Pour ma chérie, pour qu’elle sache qu’elle ne m’a pas ramené pour rien.
Pour ma fille, pour qu’elle sache que quoi qu’il arrive dans la vie, ça vaut la peine de se battre.
Pour le monde, parce que ces heures sombres doivent servir à prouver que même quand on touche le fond, on peut revenir et vivre des grandes choses.
Le Protagoniste se lève. Il a soudainement l’air plus grand.
Pr : Pour ça, j’ai besoin de pousser les curseurs. D’aller me tailler la part du lion sur des événements plus grands que moi et qui me donneront des histoires à raconter. J’ai envie d’écrire des récits d’un corps fort, qui éclipseront les récits d’un corps si faible que j’ai failli y rester. Qu’on se souvienne de moi comme celui qui a réalisé des choses bigger than life. Pas comme celui qu’on a fait pisser dans une bassine sur un lit d’hôpital parce qu’il ne pouvait pas se lever.
Court silence. La Silhouette change de côté de scène.
Si : C’est donc ça que tu veux, des histoires à raconter ?
Pr : Ce que je veux, c’est pouvoir au bout de ma vie me dire que j’ai vécu intensément. Que ça valait la peine de revenir. Que toute la souffrance qu’on a vécu, on ne l’a pas vécu pour rien.
Me dire que j’aurai su éclipser cette année passée à revenir pleinement, ces rendez-vous deux fois par an au CHU, cette synchronisation hebdomadaire du défibrillateur à la maison, cette gêne régulière de ce défibrillateur qui déforme mon corps et que je vois tous les jours dans la glace.
Ce que je veux, c’est pouvoir dire de moi “ce gars au corps fort”. Qu’on balance sous le tapis le “ce gars au corps faible qui a fait une mort subite”. Réaliser des événements dont le récit résonnera tellement fort qu’on oubliera que je suis le mec qui a failli y rester.
Si : Et tu vas les choisir comment, tes événements ? C'est quoi la liste des conditions ?
Pr : D’abord, il faut que ça soit lié au sport. Les médecins étaient très clairs : si je n’avais pas été en bonne santé, j’y serais resté. Je veux planifier des choses qui m’amèneront à faire du sport tous les jours, tout le temps, et qui m’aideront à choisir le chemin de la bonne santé. Des événements qui me feront tailler à coup de hache ce corps qui a voulu me lâcher. Le rendre beaucoup plus fort. Que cela serve d’exemple et que ça se sache : je ne serais pas le presque-mort, mais celui qui vit si fort que la mort tremble à l'idée de le reprendre.
Truc important, il faut qu’il n’y ait pas trop de mécanique impliquée. Malgré tout je ne suis pas quelqu’un de manuel et le meilleur moyen de me décourager de sortir est d’avoir besoin de faire 20 minutes de mécanique sur mon vélo. Une paire de basket, un short, basta.
Ensuite, il faut que ça soit dehors. Je suis enfermé toute la journée, j’ai besoin de voir le grand air. Il faut que ça soit de la course à pied, parce que j’aime courir, et c’est dans les chemins que je me sens à ma place. Mais que ça ne se court pas vite, je ne suis pas un rapide. Je le pourrais sûrement, mais ce n’est pas là que je me sens épanoui.
L’événement doit avoir une dimension “hors norme”, par la taille, la durée, le format — une dimension qu’on ne peut vaincre que par un corps fort et qui crée de histoires à raconter, des événements qui amènent un peu de stupeur, d’incompréhension. Que les non-initiés croient presque au mensonge tellement c’est improbable.
Je veux aussi que mes événements aient une esthétique “Do It Yourself”, un brin démerde, des événements qui ont gardé une âme débrouillarde, qui transpire l’amour du trail et les histoires de camaraderies, sans tenter de nous vendre les barres des sponsors à chaque ravito. De ces événements à mi-chemin entre le grandiose et le “démerde-toi”, qui ont été montés à la sueur du front, par amour du sport et de l’effort, pas parce ce souhait qu’un portefeuille se remplira plus vite si je prends un dossard. Ces événements qui ont une âme et provoquent d’intenses émotions qui nous rappellent qu’on est encore en vie.
Et pour 2025, une dimension importante : je veux des événements pas loin de chez moi, la Diag en 2024 a pesé lourd en facture familiale (et en budget). J’irai faire des trucs pas trop loin de chez moi, qui sont moins impactants en termes de logistique.
Si : Je t’arrête un instant. Tu me dis là que tu veux quelque chose qui mette ta santé en premier plan. Mais en même temps, tes ultras, ça te bousille pas un peu ?
Pr : Si, probablement, les quelques jours que ça dure. Mais face à ces 4 jours où je tape dans mon corps, j’en vois 361 à le préparer, à le façonner, à l’améliorer. Peut-être que les 2 ultras dans l’année vont me faire redescendre d’une marche dans l’escalier vers la bonne santé, mais redescendre d’une marche alors que j’ai passé l’année à en grimper 100, c’est un prix que je suis prêt à payer.
La Silhouette reste immobile. Silence de quelques secondes.
Si : Et donc, tu as prévu quoi dans le calendrier ?
Pr : D’abord, j’irai faire la BackYard Ultra d’Hossegor le 25 avril, déjà parce que j’ai le dossard, mais aussi parce qu’on a là tous les ingrédients — c’est sportif, dehors, on ira courir doucement, et le format est typiquement de ceux que je cherche : un événement au concept improbable, avec des histoires à raconter parce qu’on tourne en rond jusqu’à épuisement et que c’est absurde, et qu’il y a une distance à couvrir potentiellement très haute. Surtout, on y va entre copains.
En octobre, j’irai faire l’Ultra Trail de la Roche d’Oëtre, dans l’Orne, là où j’ai grandi. Le 160 km est tout nouveau de 2024, et il a un concept qui me plait : la première moitié du parcours est non chronométrée et non balisée, on doit la faire à la montre et être rentré suffisamment tôt pour pouvoir partir sur le 80 km classique. Un format hors norme par sa distance, mais aussi une aventure, à s’orienter à la montre, sans chrono et tout en gestion, qui ramènera j’en suis sûr des belles histoires à raconter.
Si : C’est tout, deux courses dans l'année ?
Pr : Remarqués et remarquables, oui. Je sais que pour moi, deux ultras dans l'année, c'est suffisant. Parce que j'aime prendre le temps de m'entraîner, mais aussi parce que je n'ai pas envie de tout faire tout de suite. Il me restera quoi dans 20 ans si j'ai tout fait en une année ? J'ai bien l'intention de continuer tant que la flamme brûle, et de profiter à petites bouchées de ce sport.
Mais ça ne m'empêchera pas de faire des trails pour le plaisir. En mars, le Trail du Val d'Enfer (23km avec 900 de D+), en Suisse normande, que j'avais fait cette année. Ça marquera la fin de l'hiver. Après la Backyard d'avril, forcément il y aura du repos, mais j'irai relancer la machine au Trail du Boël (24km et 500 de D+), juste à côté de chez moi, sur mon terrain de jeu.
En off, on ira faire le tour de la Suisse Normande (110 km et 3000 de D+), en 3 jours pendant l'été, avec mon amoureuse. Parce qu’il faut au milieu de tout ça un peu de temps pour s’écrire des histoires à deux.
Si : Donc là, on est en décembre, j’ai l’impression que l’année 2025 est déjà tout prévue ?
Pr : Oui, ça y est. Là, je vais tenter la coupure hivernale. Ça fait des années que je cours sans trop couper, c’est la première fois que je vais organiser mon hiver autrement. Cet hiver, la première étape a été de prendre le temps de discuter avec toi. Ça m'a fait beaucoup de bien, je crois que jusqu’ici je n’avais jamais vraiment pu mettre des mots sur tout ça.
Quant à l’organisation du planning de l'hiver, tu sais, au fond, j’adore le sport. Quel qu’il soit, et me forcer une coupure course à pied pour laisser du temps à d’autres sports va être intéressant. J’ai eu moins de temps pour la musculation pendant la prépa pour la Diag, j’ai hâte de pouvoir en refaire plus — et ça ne pourra être que bénéfique pour la suite.
En début d’année, il faudra remettre le pied à l’étrier pour être d’attaque le 25 avril pour la Backyard (je ne sais pas exactement quand repartira l’entrainement, la question se pose encore).
En mai, on prendra le temps de se reposer après la BackYard. Physiquement, mentalement. Prendre le temps de passer du temps en famille, avant d’attaquer la préparation pour l’ultra d’octobre. On remettra la machine en route avec le trail du Boël, début juin. Pendant l’été on ira à deux faire le tour de la Suisse Normande.
Ça nous amène jusqu’à mi octobre, puis, du temps de repos, et retour de la trêve.
Et à ce moment là tu pourras venir me revoir.
Les lumières sur la scène se baissent. La Silhouette recule tranquillement, et sort côté jardin laissant le Protagoniste seul. Il a le regard tourné vers le public mais il ne semble regarder personne. Il reste comme cela une dizaine de secondes, puis se lève. Il sort côté cours.
Rideau.