Ce que soufflent les sentiers #1
Tranches de vie d'un traileur de milieu de peloton
C’était un samedi matin de juillet 2023. Il commençait à faire chaud alors qu’on arrivait au ravitaillement de la Restonica, l’avant-dernier de l’ultra du même nom. On pointait à la dernière barrière horaire du parcours. Le jour était en train de pointer son nez.
Au début de la nuit, après m’être égaré dans des chemins et avoir fait demi-tour, je m’étais greffé à un groupe de quatre autres coureurs — Eliette, Benoît, Mickael et Hafida. On ne se connaissait pas, mais en ce petit matin, nous étions dans cette ambiance typique des camps de vacances, là où naît la fraternité éphémère de ceux qui ne sont pas chez eux, dont les repères ont disparu, encore plus dans ce contexte où la fatigue nous avait trainés jusqu’ici. Nous formions un groupe soudé d’étrangers, suivant ce chemin pensé par d’autres. Nous avions partagé une sieste de 10 minutes sous le ciel étoilé corse, nos histoires de vie, un paquet de Fili-Doo en haut d’un col, et plein d’autres choses.
Je m’étais greffé à eux un peu avant la tempête de la nuit — la pluie était tombée sévèrement sur nos têtes, et en même temps, j’étais resté bouche bée devant l’impressionnant spectacle des éclairs qui striaient la nuit à 2000 m d’altitude. L’image restera gravée dans ma mémoire pendant longtemps. La dualité de la montagne en un clin d’œil : magnifique, mais prête à vous étriper au moindre faux pas.
On a cru un moment que la course allait être annulée à cause de la météo. Mickael s’en inquiétait — il partait faire la Diagonale quelques mois plus tard et c’était la dernière course qualificative qu’il pouvait caler dans son calendrier. Heureusement, l’esprit Corse l’a sauvé : arrivés au ravito, les bénévoles nous ont lancé un “vous faites ce que vous voulez, vous êtes responsables”. Ici, on ne dorlote pas les coureurs, chacun prend ses décisions et doit se sentir prêt à en subir les conséquences. Nous avions continué sur les sentiers agressifs de la Corse, vers Bocca Alle Porte, l’ascension où les bâtons sont inutiles et l’escalade indispensable.
Ce matin du 8 juillet donc, nous arrivions au ravitaillement qui conclut la longue descente des gorges de la Restonica, incroyable spot qui donne son nom à cet ultra made in Corse. Je n’ai pas dormi depuis trop longtemps. J’ai vu des géants de pierre dans les mares de cailloux, des tentes Quechua là où dormaient les rochers, des serpents bâtons, des chiens feuilles, et des femmes arbres.
La descente était technique. Tout comme la course toute entière. Benoît avait déjà fait la Diagonale des Fous, et nous avait lancé un “La Diag, c’est différent — c’est technique, comme ici, mais pas tout le temps.” Le parcours de la Restonica est sans pitié, sans moment de répit ou de repos. Il faut regarder ses pieds à tout moment. Chacun de nous est tombé plusieurs fois. Sans gravité, sauf un bâton (pas le mien) qui a préféré se plier en deux plutôt que de continuer à subir cette boucherie.
La chaleur estivale monte rapidement en Corse. Il est tôt et ça commence à taper. Je suis assis sur une chaise, je sirote un bouillon. Dans mon autre main, du chocolat noir et des bananes. À côté de moi, sur une autre chaise, je reconnais un coureur. Il n’a pas l’air bien.
Des bénévoles du poste de secours s’agitent autour de lui. Il doit faire 25° et il porte toujours son kway Evadict noir, une casquette grise vissée sur la tête. Son visage est rouge, il transpire à grosses gouttes, ses yeux sont de la même couleur que son visage et il regarde dans le vide. Je suis surpris de le voir toujours autant habillé alors que j’ai chaud en t-shirt et short court. C’est la deuxième fois que je le vois. Nous avions déjà discuté 24 heures plus tôt, sur les petites routes amenant à Calacuccia, le ravitaillement du vendredi matin, juste avant l’impitoyable montée vers Bocca Crucceta. Je me rappelle qu’il m’avait dit ne pas avoir beaucoup d’expérience en ultra (voire pas du tout), mais qu’il “verrait bien comment ça allait passer”. Pas trop à l’aise à la discussion malgré tout, et un brin étranger dans cet univers où les traileurs se baladent avec un SMIC d’équipement sur le dos — lui avait du matériel des plus simples. Et pas de bâtons.
J’entends les bénévoles lui dire qu’ils n’allaient pas le laisser repartir, que ses constantes ne sont pas bonnes, qu’il a l’air déshydraté. Physiquement, il dégage à la fois l’impression de quelqu’un de déterminé, tout en étant au bout du rouleau — mais j’imagine qu’on donne tous cette impression. Il monte dans les tours, commence à s’énerver. Il refuse qu’on l’arrête ici. “Qui êtes-vous pour décider ? Je fais encore ce que je veux.” Je suis à côté, je reste silencieux. “Vous avez l’air mal monsieur, vous ne pouvez pas repartir dans cet état, vous n’êtes pas bien.” Il jette un œil noir à la bénévole, il serre la mâchoire. “Bien sûr que je ne vais pas bien, mon père est mort la semaine dernière. Ça fait depuis que je suis parti que j’y pense. J’aimerais vous y voir à ma place. Laissez-moi faire ce que je veux.” Un silence s’installe soudain au ravitaillement. Nous savons tous que les bénévoles n’arrêtent pas un coureur de gaité de cœur, qu’il en va de notre santé s’ils décident de nous reprendre notre dossard. La bénévole lui propose de prendre quelques minutes de repos avant de refaire quelques tests et de voir s’il peut repartir.
Je ne sais pas ce qu’il est advenu de ce coureur. S’il est reparti, ou s’il s’est arrêté là. Si la course s’est terminée là pour lui alors qu’il n’avait plus de barrière horaire, qu’il lui restait une vingtaine de kilomètres avant de rejoindre le centre de Corte.
Je repense souvent à lui. Au fait qu’il n’avait pas l’entrainement, l’expérience ni l’équipement pour être ici. Mais que quelque chose au fond de lui l’avait poussé à faire ces kilomètres dans l’enfer de l’île de Beauté, qu’il avait réussi alors que sur le papier, on n’aurait pas parié sur lui.
Peut-être qu’au fond, c’est ça l’Ultra — un mouvement si profond qu’il déplace et dépasse les corps. Un besoin brut qu’on ne peut saisir ni avec les data ni avec la raison, parce qu’on ne le croise que là, au bout du bout des hommes et des sentiers.
Notes : les illustrations ont été générées par ChatGPT à partir de ce texte.